Vendredi 24 novembre, le SDIS 83 signalait l'échouage imminent d'un gros cétacé en putréfaction sur le littoral de Saint-Raphaël. Il avait été signalé la veille au soir au Cap Dramont. Arrivée immédiatement sur place, Virginie Granier, vétérinaire et pompier bénévole, membre du RNE, constatait qu'il s'agissait d'un odontocète de plus de 5 mètres, d'aspect inhabituel, et pas des moindres, puisque nous étions en face d'un Ziphius, ou Baleine-à-bec de Cuvier. Une belle femelle de 5,10 m. 

Le Ziphius est, parmi les cétacés composant le peuplement habituel de la Méditerranée nord-occidentale, l'espèce la moins souvent observée en mer, à cause de son comportement (discret, ne venant généralement pas au navire, ne sautant pas hors de l'eau) et de ses capacités incroyables de plongée (jusqu'à plus de 2 heures 1/2 sous l'eau). Il a donné lieu à 28 signalements d'échouage en France méditerranéenne en un demi-siècle, dont 18 seulement sur le littoral continental. Et mise à part l'autopsie d'un avorton trouvé dans le port d'Antibes en 2010, deux échouages seulement ont donné lieu à un examen détaillé ces dernières années, l'un en 2008 (Saint-Raphaël, déjà) et l'autre en 2006 (Saint-Tropez). 

La rareté de l'évènement a suscité chez les bénévoles du RNE une réaction enthousiaste à la hauteur des enjeux. Dans l'heure, nous avons réussi à convaincre les Services Techniques de la Mairie de nous permettre d'intervenir rapidement dans des locaux adaptés, et en début d'après-midi, Frank Dhermain (GECEM), Marion Peirache et Thomas Abiven (Parc national de Port-Cros), Grégory Sylla et Florent Beau (Observatoire marin du Golfe de Saint-Tropez), Virginie Granier, et Adrien Gannier (GREC), débarquaient au Centre Technique Municipal de Saint-Raphaël, qui nous offrait des conditions exceptionnelles pour mener à bien l'autopsie de la bête, en lien téléphonique avec Willy Dabin et Olivier Van Canneyt de Pelagis, à la Rochelle.

Malgré la présence de suffusions sanguines sur toute la tête, d'importantes collections sanguines sous-cutanées sous la gorge, et des dizaines de litres de liquide hémorragique dans la cavité abdominale, nous n'avons a priori pas trouvé de cause probante expliquant le décès. Pas de trace marquée de collision, et pas d'hémorragie massive dans les zones les plus régulièrement impactées lors d'accidents de décompression liés à une nuisance acoustique suraigüe, comme la graisse mandibulaire interne ou les poumons. Tous les organes ont pu être échantillonnés, y compris la bulle tympanique (le décès remonte à trop longtemps pour que la pièce anatomique soit exploitable, mais certains voulaient se faire plaisir à extraire une bulle tympanique de Ziphius, de nuit, presque sous la pluie, dans une benne à ordure). Les estomacs contenaient de grandes quantités de becs et de cristallins de céphalopodes. Une partie seulement a pu être récoltée, du fait de l'accès limité à cet animal de 3 tonnes qui occupait la quasi totalité de la benne où il avait été déposé. Pas de déchets plastiques dans les parties examinées. La découpe de la mâchoire a révélé les germes dentaires de l'unique dent que les Ziphius porte à l'extrémité de chaque mandibule. Chez les vieux mâles, cette dent, purement ornementale et à rôle social, responsable des stries qui balafrent le corps des autres ziphius, est bien visible à l'extérieur de la gencive. Chez la femelle, comme ici, elle reste incluse dans la gencive, et demeure si tendre que la section au burin l'a parfaitement coupée en deux dans le sens de la longueur. L'animal était en bon état d'embonpoint (lard de 4,3 cm d'épaisseur), le ventre plein, et faiblement parasité : pas de Crassicauda dans les reins, de nombreux kystes parasitaires de cestodes a priori dans l'épaisseur du lard dorsal. Les circonstances de l'examen ne permettent cependant pas d'exclure du parasitisme sur d'autres organes. 

Malgré les conditions classiquement éprouvantes de l'autopsie (odeurs suaves et flots de sang en putréfaction), l'autopsie s'est déroulée dans une ambiance amicale particulièrement détendue. Ça doit paraître complètement loufoque aux spectateurs extérieurs (si tant est qu'il y en ait qui résistent au spectacle exceptionnellement gore de ce genre d'évènement), mais vraiment, pour les membres du RNE, c'est un plaisir et un privilège qui valait bien quelques courbatures et 4 heures de route !

Frank Dhermain